1 avril 2020
- Le fond de l'histoire
Le fond de l’histoire : Du fraisage au numérique...redéfinir les soins dentaires
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Du tout premier dentiste – qui aurait été un scribe égyptien autour de 2600 av. J.-C. – aux barbiers-chirurgiens du Moyen-Âge qui n’hésitaient pas à arracher quelques dents a passage (sans anesthésie, évidemment), la pratique de la médecine dentaire a fait bien du chemin1. Et à l’avenir, le rôle des dentistes sera encore plus différent de celui d’autrefois.
Une question d’affaires, et non pas de santé?
Attirer de nouveaux clients, superviser le personnel, commander des fournitures, gérer les finances... ah oui, et fournir des soins dentaires. Bien que la médecine dentaire soit une profession réglementée, la réalité des dentistes est qu’ils font des affaires dans le domaine des soins dentaires. Même si certains dentistes travaillent dans la santé publique ou en milieu universitaire, ou cherchent à se spécialiser dans le domaine, selon l’Association dentaire canadienne (ADC), « la plupart des diplômés en médecine dentaire deviennent des généralistes, prodiguant des soins dentaires complets à une clientèle très variée2 ». Le modèle d’affaires le plus fréquent est celui du propriétaire-exploitant seul qui achète une clinique établie ou qui part de zéro3.
De nos jours, il n’est pas rare de voir des dentistes de petites entreprises passer à de grandes entreprises, à mesure que les petites cliniques sont intégrées à de plus grandes cliniques. Même si au Canada, les sociétés représentent seulement environ 2 % de l’ensemble des cabinets dentaires, l’ADC affirme que la corporatisation augmente régulièrement et que le nombre de dentistes travaillant seuls est appelé à diminuer. Aux États-Unis, les sociétés représentent de 30 à 40 % de toutes les cliniques4.
Les coûts élevés associés à une pratique en solitaire constituent un moteur important de la corporatisation de la dentisterie, comme les dettes d’études importantes après l’obtention du diplôme (importantes comme 400 000 $), en plus du coût élevé de la mise sur pied d’une clinique (élevé comme 600 000 $)5. En outre, le rêve d’acheter une clinique établie est souvent réprimé par la guerre de surenchère (la surenchère comme de 25 à 50 % au-delà du prix demandé)6. C’est ce qui fait en sorte qu’il y a trop de dentistes en milieu urbain, comme l’indique le rapport de 2016 de l’ADC, selon lequel les dentistes dans les grandes villes du Canada sont environ trois fois plus nombreux qu’en milieu rural7. Et peu importe qu’ils exercent leurs activités dans de petites cliniques ou dans des sociétés, les dentistes oeuvrent dans le domaine privé et sont donc payés suivant la formule de rémunération à l’acte.
Alors, qui paie? Selon les statistiques de 2015, 56,2 % des dépenses consacrées aux services dentaires ont été financées par l’assurance privée (les assurances d’employeurs et les assurances sans lien avec une activité professionnelle), 37,6 % provenaient directement de paiements des patients, et seulement 6,3 % étaient financées par des programmes gouvernementaux pour les personnes admissibles8.
L’une des préoccupations qui perdurent est que la rémunération basée sur le nombre et le type de traitements pourrait entraîner une propension à intervenir plus que pas assez, dans le but d’augmenter le volume – et plus de volume ne veut pas nécessairement dire une meilleure valeur. Et maintenant, avec la tendance à la corporatisation, on craint que les protocoles de traitement misent davantage sur le profit que sur la promotion de la santé. Les dentistes accorderont-ils la priorité à la santé des patients ou les patients seront-ils
seulement considérés comme un bon filon à exploiter?
Pour améliorer la santé... ne vous méprenez pas sur l’escalade des restaurations
D’un point de vue historique, les dentistes ont toujours été formés comme des techniciens (ils le sont sans doute encore aujourd’hui, en majeure partie – nous en parlerons plus en profondeur sous peu). Les premiers dentistes utilisaient leurs compétences techniques pour arracher des dents. Ensuite, au début des années 1700, leur rôle a évolué pour être davantage axé sur la restauration et le remplacement9. Cette approche est toujours en vigueur aujourd’hui. Que le dentiste exerce seul ou dans une société, l’un des principaux aspects de son travail est le fraisage et le remplissage pour traiter les caries, ainsi que le détartrage et le polissage pour traiter les maladies parodontales.
Mais voilà, des recherches révèlent que les maladies buccodentaires, comme les caries (cavités) et la parodontite, sont toujours très fréquentes à l’échelle mondiale, et ce, malgré les avancées des traitements dentaires et des produits d’hygiène buccodentaire. Les caries sont parmi les affections les plus répandues au monde10. De plus, les interventions réparatrices – comme les obturations, les couronnes et les implants – deviennent souvent nécessaires pour remplacer les anciens traitements de dentisterie. On parle alors d’une « escalade des restaurations », d’une intervention à une autre intervention; une obturation est remplacée par une plus grosse obturation, qui finit par devenir un traitement de canal, et alors la dent fragilisée a besoin d’une couronne, puis d’être arrachée, puis d’être remplacée par un implant... et ça continue11.
Au final, avec cette méthode « réparatrice », une réparation de courte durée ne permet pas de prévenir ni d’empêcher la progression de la maladie, ni même d’améliorer la santé dans certains cas. En fait, des études ont démontré qu’elle entraîne des coûts financiers énormes pour les patients, leur famille et le système de santé communautaire. Le fardeau de la maladie est très lourd en ce qui concerne la douleur, l’infection, la qualité de vie et l’absentéisme au travail et à l’école12. On peut débattre sur la question à savoir si ça représente une valeur à long terme pour le patient ou pour le payeur privé ou la société.
Mais la valeur monétaire pour le dentiste est bien réelle. Souvenez-vous que le salaire des dentistes est basé sur une rémunération à l’acte; en d’autres mots, ils doivent « travailler pour être payés ». Et même, certains dentistes se tournent vers la dentisterie cosmétique, entre autres, pour générer une nouvelle source de revenus.
Souriez!
Notre société actuelle axée sur l’image où tout le monde se doit d’avoir un sourire parfait pour Instagram est une occasion à saisir pour les dentistes. Bien sûr, l’obsession pour la beauté et la jeunesse éternelle de la société a atteint de nouveaux sommets (lire ici : le fond du baril) puisque de nos jours, aucune partie du corps n’est trop grosse ni trop petite pour passer sous le bistouri, pour apparemment vous offrir le meilleur de vous-même. Et évidemment, les dents sont des candidates de choix pour une « amélioration ». Ce qui a commencé par le remplacement des plombages argent par des plombages blancs a évolué pour faire place à toutes sortes « d’embellissements ». Le blanchiment des dents, les implants, l’orthodontie pour les adultes... ils sont tous courants aujourd’hui. Et qui voudrait d’un « sourire gingival » (l’horreur!)? Pas d’inquiétude, c’est possible de modifier la limite des gencives.
Et puisque la demande pour la dentisterie cosmétique augmente, pourquoi ne pas donner aux gens ce qu’ils veulent? Mais est-ce que le dentiste, à la fois comme cosméticien et comme technicien, offrira des services à valeur ajoutée en termes de maintien et d’amélioration de la santé?
Discutons...
Heureusement, une nouvelle définition de la santé buccodentaire a été approuvée en 2016 par la FDI World Dental Federation (qui représente plus d’un million de dentistes dans le monde entier). On y souligne notamment que la santé buccodentaire constitue un élément essentiel de la santé et du bien-être physique et mental. Elle existe selon un continuum influencé par les valeurs et les attitudes des gens et des communautés, et aussi par les expériences, les perceptions et les attentes changeantes ainsi que la capacité des personnes à s’adapter aux circonstances13. Suivant cette définition, beaucoup pensent que le rôle du dentiste lui aussi évolue pour s’éloigner d’une simple pratique axée sur la restauration ains que la réparation et s’orienter davantage vers la prévention et la personnalisation.
Techniquement, la dentisterie préventive existe depuis les tout débuts de la profession (et même avant), et elle a connu une flambée avec l’apparition du fluorure dans les années 194014. En outre, les recherches continuent de confirmer que les mesures de prévention à la maison – comme le bon vieux brossage – peuvent freiner les processus biologiques qui causent les caries dentaires et les maladies parodontales. Afin de mieux comprendre les mécanismes biologiques qui entrent en jeu, nous avons parlé avec le Dr Carlos Quiñonez, spécialiste en santé publique dentaire et professeur agrégé à la Faculté de médecine dentaire de l’Université de Toronto :
« Nous devons nous concentrer sur le microbiome oral et l’inflammation buccale. Le microbiome oral est l’ensemble des micro-organismes qui vivent dans notre bouche. L’inflammation buccale peut survenir lorsque le microbiome oral est en déséquilibre, détruisant les tissus à l’intérieur de la bouche et pouvant mener à l’inflammation et à la destruction d’autres parties de l’organisme également. Au final, un microbiome sain peut contribuer à prévenir les caries et les maladies parodontales, voire même alléger le fardeau de l’inflammation buccale sur le corps tout entier. Les dentistes peuvent donc jouer un rôle de consultant et informer les patients sur les bonnes pratiques en matière d’hygiène et de mode de vie sain, comme le fait de limiter sa consommation de sucre et d’arrêter de fumer pour améliorer sa santé buccodentaire et possiblement sa santé générale. Voilà pourquoi les dentistes devraient se concentrer sur la prévention des maladies buccodentaires, plutôt que sur le simple traitement de ces maladies une fois qu’elles ont fait leur apparition. Ils devraient également adopter une approche individualisée pour le suivi de leurs patients, de manière à intervenir rapidement pour préserver la santé, et pour gérer les risques, au besoin. »
Tout comme la dentisterie préventive, l’approche individualisée – dentisterie personnalisée – existe depuis un certain temps. Elle a fait son apparition en 1953, avec la découverte selon laquelle la structure de l’ADN aurait une incidence sur le développement de la dentition et les maladies buccodentaires15. Ça vous semble peut-être familier, puisque nous avons abordé la médecine personnalisée dans notre numéro de juillet-août 2016 du bulletin Le fond de l’histoire. Et bien sûr, de nos jours, la personnalisation est partout – comme dans « je vais prendre un venti macchiato au caramel avec lait de soya, un demi-sucre, sans matières grasses et beaucoup de mousse » et dans « merci Netflix de me proposer des séries à écouter en rafale ».
La valeur du traitement personnalisé a vraiment fait mouche dans le cadre d’une étude portant sur les suivis aux six mois – la norme depuis des dizaines d’années. Les résultats ont révélé qu’il n’y avait aucune différence en termes de perte de dents chez les patients à faible risque, qu’ils fassent un suivi une fois ou deux fois par année. Cependant, pour les patients à risque plus élevé, environ 17 % de ceux qui avaient deux suivis par année se faisaient arracher une dent, comparativement à environ 22 % pour ceux qui n’avaient qu’un seul suivi16. La leçon à tirer : les deux examens annuels ne sont pas nécessairement pour tout le monde. Les dentistes devraient s’en tenir aux profils de risque individuels pour traiter chaque patient. On en revient donc à la règle de la prévention et de la personnalisation, et le dentiste devrait mettre son chapeau de technicien seulement au besoin. Et il n’y a pas que les dentistes qui peuvent passer le message de la prévention.
Les équipes dentaires et médicales sur la même longueur d’onde... de la prévention
On dit que le rôle pédagogique devrait être assumé par tout un éventail de professionnels de la santé. Comme le mentionne l’American Dental Association, maintenant que les médecins, le personnel infirmier, les auxiliaires médicaux et les autres membres de l’équipe de soins primaires participent à la promotion de la santé buccodentaire, nous avons réellement la chance d’éradiquer l’épidémie silencieuse des maladies dentaires17. En 2012, l’ADA a approuvé un programme pédagogique national en santé buccodentaire destiné aux fournisseurs de soins primaires selon lequel la profession dentaire est favorable à l’idée d’impliquer des cliniciens en soins primaires ayant des contacts avec des patients de tous les âges, puisqu’ils peuvent à eux seuls avoir une grande incidence sur les maladies dentaires18.
En plus d’étendre le rôle de la prévention des maladies dentaires et de la promotion de la santé buccodentaire non plus seulement aux dentistes, on pourrait voir une séparation moins marquée entre la dentisterie et la médecine; la bouche comme élément du corps, et non plus comme une partie autonome. Par exemple, lorsque vous iriez à votre rendezvous annuel chez le dentiste, vous seriez pris en charge par une équipe de professionnels de la santé dentaire et de la santé générale qui prendrait votre pression artérielle, vérifierait votre poids, mettrait à jour vos médicaments, évaluerait si vous devez subir des examens ou des traitements préventifs, et nettoierait vos dents. Si vous avez une valvule cardiaque artificielle, si vous avez déjà eu une infection cardiaque ou si vous prenez un anticoagulant, vos cliniciens prendraient en charge ces problèmes de santé sans avoir à téléphoner à plusieurs médecins référents19.
Ou peut-être n’iriez-vous pas du tout dans une clinique dentaire classique. De plus en plus de dentistes se rendent disponibles auprès des patients, plutôt que seulement l’inverse.
Télédentistes
Les fourgonnettes de dentistes et les cliniques dentaires mobiles dans les centres de santé communautaires, les milieux de travail et les écoles font maintenant concurrence aux cliniques dentaires traditionnelles. De plus, la télédentisterie – les visites dentaires virtuelles – permet aux personnes qui habitent en région éloignée d’avoir accès régulièrement à un dentiste. L’accès virtuel aide également les personnes qui ont de la difficulté à se rendre chez le dentiste, comme les personnes âgées ou handicapées. Cette solution s’inscrit dan les tendances sociale à l’équité et à l’égalité. De retour au Dr Carlos, puisque ses recherches se concentrent sur l’effet des déterminants sociaux sur la santé buccodentaire :
« En plus des facteurs de risque biologiques des maladies dentaires, il est important de bien comprendre les facteurs de risque sociaux qui fragilisent la santé buccodentaire. Par exemple, les facteurs politiques, sociaux et économiques jouent sur la biologie des gens, sur leur accès aux ressources et sur leur façon d’agir. Comprendre les facteurs de risque tant sociaux que biologiques, ainsi que la relation entre les deux, nous permettra de déterminer quelles personnes présentent un risque accru de développer des maladies dentaires en
raison de circonstances sociales défavorables. Ainsi, nous pourrons mieux prévenir et, au besoin, contrôler leur expérience en matière de santé. »
Heureusement, des innovations comme la télé-orthodontie nous aident à surmonter des obstacles comme les moyens financiers et l’accessibilité. Par exemple, comme solution de rechange aux appareils orthodontiques traditionnels, les patients de SmileDirectClub reçoivent des trousses pour mouler leurs dents eux-mêmes à la aison. Ensuite, ils reçoivent des gouttières transparentes à porter, qui sont en réalité la version en plastique des bons vieux appareils orthodontiques. On estime que le coût est de 60 % inférieur à celui des solutions classiques, ce qui fait qu’il est beaucoup plus abordable pour de nombreuses personnes d’obtenir un beau sourire20. Et cela rend possible pour ceux qui vivent en région éloignée d’avoir régulièrement rendez-vous avec un orthodontiste. Et ême lorsque la question financière et l’accessibilité ne sont pas un problème, en tant que société nous voulons que tout soit à portée de main, voire au bout des doigts – la commodité est un énorme atout.
Les inconvénients? Les orthodontistes et dentistes traditionnels affirment que cette approche d’offre directe soulève des préoccupations en matière de sécurité des patients et de qualité21. Cependant, les entreprises qui offrent des gouttières garantissent que les plans de traitement sont créés par des dentistes autorisés qui suivent es progrès des patients tout au long de leur traitement. De plus, elles insistent sur le fait que leurs services sont estinés aux personnes ayant des problèmes d’alignement ou d’espacement légers à modérés. Si le désalignement est plus grave ou si une correction de l’occlusion est nécessaire, elles orientent les patients vers un orthodontiste classique22.
Donc la vision est là – les dentistes sont des promoteurs de la santé et des médecins de la bouche –, mais la ormation et l’éducation en matière de santé buccodentaire maintiennentelles le rythme et évoluent-elles pour concrétiser cette vision?
Faire du dentiste moderne une réalité
Selon une certaine école de pensée, les professionnels de la santé dentaire sont surqualifiés pour ce qu’ils font, mais sous-qualifiés pour ce qu’ils devraient faire23. Cela laisse entendre que l’enseignement de la denturologie est enlisé dans le passé et dominé par une philosophie technique qui rappelle les origines de la chirurgie dentaire. omment donc les dentistes pourront-ils se préparer à prodiguer des soins préventifs et personnalisés qui offrent ne valeur ajoutée autant aux patients qu’aux assureurs privés, aux programmes publics et à la société en général?
Une fois de plus, on en revient au Dr Carlos (souvenez-vous, l’un de ses nombreux rôles est d’être professeur agrégé à la Faculté de médecine dentaire de l’Université de Toronto) : « Notre façon d’éduquer et de former les dentistes accuse un retard sur les réalités d’aujourd’hui. Nous avons besoin d’un changement de paradigme, uisque notre modèle d’enseignement doit changer pour être axé non plus seulement sur l’acquisition des compétences, mais aussi sur l’application critique du savoir. »
Le changement n’est jamais facile, mais c’est encourageant de voir les énoncés de vision dévoilés en 2018 par un groupe de travail de l’ADC mis sur pied afin d’élaborer un plan d’action pour aider les dentistes à évoluer dans le aysage changeant de la médecine dentaire. Selon le groupe de travail, « les dentistes canadiens, parce qu’ils ravailleront continuellement à parfaire leurs connaissances, seront bien préparés pour répondre aux besoins hangeants de la société et à adopter les nouvelles technologies et les modèles de pratique24 ». C’est excellent, puisque les innovations technologiques prennent d’assaut la profession dentaire. Nous aborderons ce sujet dans le prochain numéro du bulletin Le fond de l’histoire.
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